Le texte qui suit nous emmène sur les plus hauts sommets de la foi. Son auteur, le pasteur Eberhard, décédé en 1973, a raconté dans un livre, Silhouettes (Association des compagnons pour l’Évangile, A.C.E, 330 Route de Calvisson, Bizac, 30420 Calvisson), quelques unes de ses visites paroissiales. C’est l’une d’elles, dont j’ai choisi de reproduire de larges extraits.
Ce récit authentique me semble être la parfaite illustration de la prédication qui précède sur ce site (10 juillet 2022, Les bénédictions de Dieu). En effet, ce témoignage bouleversant nous permet de comprendre un peu mieux le sens de la souffrance, et, à travers la souffrance, l’extraordinaire présence de Dieu et le soutien indéfectible qu’Il prodigue à celui qui place sa confiance en Lui.
***
À deux ans, Maria fut atteinte, au cours d’une épidémie, de poliomyélite. Dix-sept enfants moururent autour d’elle de la même maladie. Elle seule en réchappa. Elle ne demanda jamais pourquoi. N’était-ce pas Dieu qui l’avait ainsi voulu ? Ce silence faisait preuve d’une foi étonnante.
Maria sortit infirme de son mal. Ses deux jambes restèrent inertes. Toute sa vie, elle devait les traîner comme un lourd fardeau. À l’aide de deux béquilles, elle réussissait à les projeter en avant. Le cliquetis d’un appareil mystérieux, parce que toujours caché sous une longue jupe de bure, se faisait alors entendre. Maria opérait ensuite un redressement de tout son corps qui semblait réclamer d’elle un intolérable effort. Pour ce rétablissement d’équilibre, ses béquilles, trop longues et mal ajustées à sa petite taille, haussaient ses épaules. La tête disparaissait entre leur soulèvement. Un instant, Maria s’assurait sur ses jambes soutenues par le fer qui les enveloppait. Elle se reposait, puis se lançait à nouveau en avant.
Ainsi, Maria sortait-elle très peu. Quelques fois, l’été, quand le temps était droit. Elle partait à la tombée de la chaleur. Elle rentrait quand elle pouvait. Elle n’allait jamais très loin. Elle rendait visite à quelques rares amies, surtout à celles qui pouvaient avec elle s’entretenir des choses de l’âme.
Lorsque je fus nommé pasteur à Dieulefit, Maria avait cinquante-deux ans. Elle vivait avec sa mère dans une maison « du Bourg ». À ma première visite, je les trouvai l’une à côté de l’autre, assises près de la porte qui donnait accès sur le jardin, derrière la maison. Je fus immédiatement saisi par leur dignité.
J’étais jeune. Je n’avais pas encore approché les longues souffrances. Ce fut la mère qui me parla surtout. Maria écoutait, la Bible sur les genoux. Je ne sais plus ce qui se passa au cours de cette heure. Je me rappelle seulement l’impression que j’en emportais. Dans cette pièce, Quelqu’un était là, invisible mais présent. Elle était simple cette cuisine obscure : l’âtre, un petit fourneau, une armoire, une table. Au mur, quelques photographies de parents, de pasteurs, de missionnaires, découpées dans « l’Évangéliste », le journal du Méthodisme français. Pourquoi tous ces meubles si frustres, ces objets si simples, semblaient-ils pénétrés d’une indéfinissable tranquillité ? Pourquoi sur eux tous flottait-il un parfum de prières ? Pourquoi malgré moi avais-je envie de parler bas ? Qui était donc là, ange ou Dieu, pour qu’une présence sensible s’avérât si certaine ?
Je promis une prochaine visite.
Je frappai à la porte des deux femmes, un soir de septembre, après une tournée pastorale dans les Hubachs. J’avais les yeux et l’âme emplis du spectacle que peut offrir Dieulefit vers la fin de l’été. La lumière, ce jour-là, était idéale. Légère, elle glissait sur tout ce qu’elle touchait. Mon âme chantait l’allégresse de cette terrestre beauté. Maria entendit les coups discrets que je donnai à la porte.
— Entrez.
À peine je la distinguai dans la pénombre. Elle était seule. Sa mère l’avait laissée pour vaquer à quelques commissions.
Enthousiasmé, j’essayai de traduire à Maria mon admiration pour son pays. Je lui dépeignis la splendeur de cette nature drômoise aux approches de l’automne.
— La création est belle, me dit-elle.
J’eux une parole malheureuse. Je lui témoignai de la sympathie pour sa réclusion. Je regrettai qu’elle ne pût pas s’en aller dans la campagne et remplir ses yeux comme son âme de tant de merveilles.
Elle protesta de toute sa force.
— Moi, mais je suis une enfant gâtée de Dieu, Monsieur le pasteur ! Ma vie n’a été qu’une bénédiction, de mon berceau jusqu’à aujourd’hui. Je ne puis qu’entonner un chant de reconnaissance pour tous ses bienfaits. Que me faut-il ? Que me manque-t-il ? De quoi suis-je privée ? Chaque jour, je loue Dieu pour sa bonté à mon endroit. Pas un instant elle ne m’a fait défaut.
Puis, s’animant :
— De la lumière ? De la lumière ? Mais j’en ai vu à flots tout au long de mon existence : en mon âme, dans mon cœur, dans mon esprit, sur la route où j’avance ; dans mes douleurs ; dans ma solitude. La nuit, quand je souffre, la lumière que je vois est plus belle que celle qui dore les peupliers. Les attentions de mon Dieu pour moi-même sont infinies.
Tenez… un exemple. J’étais l’autre jour debout devant cette porte ; avec mes béquilles, naturellement. Je regardais le figuier que voilà. Un désir me traversa.
Dieu me dit :
— Que veux-tu, mon enfant ?
— Mon Dieu, une figue. Pourquoi n’en aurai-je pas ? Serait-ce mal d’en manger une ?
Dieu me dit :
— Prends !
— Prendre ? Comment veux-tu, Seigneur, que je prenne ? Ne me connais-tu plus ? Ne suis-je pas une infirme ? Me faut-il grimper aux arbres à présent ? N’est-ce pas assez de me traîner à terre ?
Dieu me dit :
— Prends !
Alors, parce que Dieu me le commandait, j’essayai de tendre la main. L’arbre était trop loin, trop haut. Je voulais, avec ma béquille, faire un crochet et ramener une branche jusqu’à moi. J’ai fait des efforts. Peine perdue. La figue était imprenable.
— Seigneur, pourquoi me demandes-tu l’impossible ?
— Maria, t’ai-je jamais demandé l’impossible ?
— Non, jamais, Seigneur. Je ne comprends pas ton ordre.
— Pourquoi regardes-tu si haut ?
Je regardais en haut, en effet. C’est en haut qu’elles étaient les plus belles. C’est une bonne figue que je convoitais, digne du cadeau que voulait me faire mon Dieu.
— Seigneur, c’est là-haut qu’elles sont.
— Pourquoi regardes-tu si loin ?
Je baissai les yeux. Une belle figue était à terre, mûre, toute prête à déguster. Oh ! Sans doute il me fallut la ramasser, ce qui n’est pas une petite affaire, avec moi. J’y parvins et je la mangeai.
— Merci, mon Dieu !
— Voyez, ajouta-t-elle, nous sommes ainsi faits, les chrétiens. Nous regardons toujours trop haut et trop loin. Les bénédictions de Dieu sont plus près de nous que nous le pensons. Elles sont proches, très proches. On n’a qu’à se baisser (c’est peut-être le plus difficile) pour les ramasser. Vous voulez m’envoyer (Maria se mit à rire) au fonds des Hubacs pour être heureuse en admirant la lumière sur Mialandre ? Le bonheur est à mes pieds.
Tout le temps qu’elle conserva sa mère, Maria pouvait sortir un peu. Elle venait quelquefois au presbytère. J’entendais de loin le cliquetis de son appareil. Il fallait monter quatorze marches pour arriver jusqu’au jardin en terrasse, devant la maison. Combien de temps mettait-elle pour les gravir ? Je ne sais. Le jeu de béquilles, des jambes, de l’appareil, devenait atroce. Une marche après l’autre, Maria se hissait, puis, la victoire remportée, allait s’asseoir à l’ombre du tilleul. Elle affectionnait particulièrement cette place. Elle s’y installait pour des heures.
Mais que ce soit sous le tilleul du presbytère ou au temple, quand Maria était assise, elle apportait le calme avec elle. Sa figure infiniment douce et ses yeux profonds prenaient une expression sereine, d’une sérénité immense. Elle n’était ni jolie ni laide. Elle était belle. De la beauté simple de ceux qui ont une âme ardente. Pas un pli de son visage ne bougeait. Ses yeux noirs se fixaient dans le lointain. Elle écoutait, impassible, aurait-on dit. Tout ce que l’on disait allait loin en elle. On avait l’impression de jeter une pierre dans un puits perdu. La pierre tombe, mais l’on ne perçoit pas le moment où elle touche l’eau vive dans le mystère des profondeurs.
Maria perdit sa mère peu de temps après mon arrivée à Dieulefit. Elle supporta l’épreuve avec simplicité.
— Elle a franchi le pas difficile, disait-elle. C’est fait maintenant. Elle contemple la face de Dieu. La plus heureuse, c’est elle !
C’était vrai. La mère veillait sur sa fille comme sur un petit enfant. Elle lui épargnait tout souci, lui évitait les ennuis matériels, les difficultés pratiques. Maria, repliée sur elle-même, vivait avec sa souffrance et avec son Dieu.
Quand il fallut se mettre à l’ouvrage, elle fut vite débordée. Elle prit un peu de retard sur la journée. Bientôt, elle déjeuna à dix heures, onze heures, recula son repas de midi à deux, trois, quatre heures de l’après-midi, soupa tard. La situation empira. Sa lampe ne s’éteignait plus. Elle fit du jour la nuit.
Il fallut prendre une décision. C’est alors qu’un frère, habitant en face de chez elle la reçut dans son foyer. Il avait trois enfants. La maisonnée accueillit la malade comme un ange de Dieu. Ces devoirs-là sont sacrés en terre protestante. Donnés du ciel, ils ne se discutent pas. Le frère devint veuf. C’est sur la jeune nièce que retomba tout le soin de la tante. Elle s’y consacra avec un inlassable dévouement.
On plaça Maria dans une chambre qui ne donnait pas sur la rue. De là, elle pouvait contempler, par-dessus les toits, les grands arbres du parc de la Prairie, plus loin les plaines de Poët-Laval, et, fermant l’horizon, Rachas, la dernière crête montagneuse avancée vers Montélimar.
Dans cette pièce, Maria acheva sa vie. Son mal empira en effet. Elle souffrit de plus en plus. Il lui fut bientôt impossible de reprendre ses béquilles. Elle resta couchée et ne bougea plus pendant dix-sept ans. C’est là que je vins la voir jusqu’à sa fin et que j’assistai à l’achèvement du drame spirituel qu’elle portait en elle.
La pièce était silencieuse. Il ne s’y passait rien, jamais rien. Les longues heures qui font des jours s‘égrenaient lentement. Les jours qui font des semaines se succédaient. Les mois passaient, les années aussi. Maria, couchée à plat, la tête à peine relevée sur un oreiller de crin, regardait le plafond. La lecture lui devint trop difficile. Ses mains se refusèrent au tricot. Voir le paysage, par la fenêtre, lui fut impossible. Elle dut renoncer à tout, patienter, attendre…
Mais l’âme était ardente.
Lorsque je frappais à sa porte :
— Je vous attendais, me disait-elle souvent.
— Vous m’attendiez ? Qui donc vous a annoncé ma visite ? Je n’en ai parlé à personne.
— Mon Dieu m’a dit : « Tu auras une visite aujourd’hui ». J’en ai reçu plusieurs, en effet. La vôtre, c’est celle annoncée par mon Maître.
— Comment le savez-vous ?
— Parce que vous avez quelque chose à me dire.
C’est vrai. Je désirais m’entretenir avec elle d’un sujet grave. J’avais pris l’habitude de lui confier quelques unes de mes difficultés pastorales. Quand un ennui m’était trop lourd à porter, j’allais le lui exposer. Si je ne pouvais le raconter en détail à cause du secret pastoral, je lui disais seulement :
— Maria, j’ai un fardeau sur l’âme. Il faut que vous m’aidiez.
Elle me répondait presque toujours :
— Je le sais, Dieu me l’a déjà demandé.
Elle prophétisait :
— Vous le porterez longtemps.
— Vous croyez ?
— Oui.
Je me taisais, sachant Qui le lui avait dit.
Ou bien :
— La délivrance est pour bientôt, me disait-elle.
— Est-ce vrai, Maria ?
Elle souriait pour confirmer sa parole.
Parfois, je pouvais rester longtemps sans offrir à Maria une occasion nouvelle de s’associer à mon labeur. Elle me déclarait de son côté :
— Mon Dieu ne m’a confié aucune action ces temps-ci. Mon cœur est tranquille comme un lac. Gare à l’eau dormante ! Mon Maître ne m’a nommé personne. Tout va donc si bien dans l’église ?
Je craignais alors que l’ennui ne la prît.
Je me rappelle qu’un jour, dans la pénombre du soir, je fus saisi par l’incroyable dépouillement de cette existence. Maria parlait peu. Je n’avais pas grand-chose à lui raconter. Le tic-tac d’un réveil, sur la table, emplissait la chambre de sa chanson régulière. Je l’écoutais, presque effrayé par la monotonie de cette heure : Tic-tac, Tic-tac.
Mon Dieu ! Pourquoi ce grand vide autour d’une telle âme ?
Quel beau travail aurait pu faire Maria, ailleurs que dans cette chambre. En mission, dans une paroisse, avec un voile de diaconesse.
Ici, que se passe-t-il ? Rien, rien, absolument rien.
Tout est muet. Le calme est lourd comme une chape de plomb.
Si Maria s’était mariée, si elle avait eu des enfants, si elle avait formé des âmes pour ton service, Seigneur, avec les dons qu’elle a reçus, quelle magnifique destinée !
Comme tu dois être riche, mon Dieu, pour livrer ainsi tes plus beaux joyaux à la solitude, à l’isolement, à l’oubli.
Tic-tac, Tic-tac, Tic-tac…
— Il me semble que je n’aurai jamais assez de temps pour louer Dieu, me dit Maria.
— Vraiment ? Répondis-je. Qu’avez-vous à faire de plus ici ?
— Aurons-nous suffisamment de l’éternité ? dit-elle.
Cette parole me fit peur, à cause du tic-tac du réveil que j’entendais encore.
— Quand je pense aussi à la grandeur de son œuvre, comment assez intercéder ? Le monde, le monde tout entier doit lui être conquis. Et cela ne nous étonne plus ! Il semble que nous nous contentions du peu que nos mains font à son service. L’autre jour, j’ai été surprise, figurez-vous.
— Et quoi donc ? demandai-je.
— Je priais pour que Dieu envoie des ouvriers dans sa moisson.
— Ne prie plus ainsi, ma fille, me dit Dieu d’un ton sévère.
— Et pourquoi donc Seigneur, n’est-ce pas ton Fils qui nous a donné cet ordre : « Priez pour que mon Père envoie des ouvrier dans sa moisson » ?
— Oui, Il vous l’a dit. En ce temps-là, c’était utile. Maintenant, il n’en va plus de même.
— Pourquoi Seigneur ? Ne veux-tu plus bénir le monde ?
— J’ai assez de serviteurs à la besogne. Demande plutôt qu’ils soient de vrais serviteurs et qu’ils ne gâchent plus mon œuvre.
— J’étais stupéfaite, me dit Maria. Je n’ai jamais jugé personne, surtout pas les ouvriers de Dieu. J’interrogeai Dieu encore une fois :
— Est-ce bien là ton désir, Seigneur ?
— Oui, que ceux que j’ai appelés aujourd’hui ressemblent aux apôtres des premiers jours, tu le verras, ma fille, ils seront assez nombreux pour vaincre. Il n’en faut pas tant pour gagner le monde. Hélas ! Je n’ai plus de vrais disciples.
Surpris, je posai à Maria cette question :
— Comment parlez-vous ainsi à Dieu, Maria, et surtout, comment sa réponse vient-elle à vous ? Entendez-vous des voix ?
Maria sourit.
— Tranquillisez-vous, répondit-elle. Je n’entends rien. Je ne me crois pas Jeanne d’Arc. Je parle à mon Dieu comme une fille à son Père, voilà tout. Il me répond. Une parole s’impose à mon esprit. C’est celle-là, la sienne et pas une autre. Il m’est impossible d’hésiter. Je la connais avec certitude. Je la retiens. Je la garde. Je ne suis pas une visionnaire ; ce qui me monte au cœur de sa part est simple et vrai.
— Certes, Maria, je vous tiens pour la plus sensée des femmes. Mais n’est-il pas dangereux que vous vous trouviez en contradiction avec l’Évangile ? Ainsi, dans ce que vous venez de me raconter ?
— Quoi donc ? Où y a-t-il contradiction avec l’Évangile ? Je demande à Dieu d’envoyer des ouvriers dans sa moisson. En agissant ainsi, j’obéis. Dieu me fait comprendre une autre vérité : ce qu’il veut, ce n’est pas le nombre. Jamais le Maître du monde n’a compté comme nous. Son arithmétique n’est pas la nôtre. Il exige plus que la quantité. Il exige la qualité. N’est-ce pas son droit ? Il me déclare : « Il y en a assez, des serviteurs. Ils sont une armée sur la terre. Ce qu’il faut, c’est qu’ils deviennent des apôtres ». Ça doit être vrai, ce que Dieu m’a dit. Je m’incline devant cette parole. Depuis, je lui demande toujours : Qualifie ceux qui te servent, pour qu’ils glorifient ton nom, vraiment.
Le réveil continuait à battre la mesure du temps, tandis que l’ombre envahissait la chambre.
Au moment où le doute gagnait mon âme, cette humble paralytique m’avait ramené à l’essentiel : la vie avec Dieu, la conquête du monde au Christ, la consécration sans réserve.
Une fois de plus, elle triomphait.
Un jour, Maria me dit :
— J’ai fait une curieuse expérience, ces temps-ci. Dieu m’avait confié un travail : Je devais prier pour une âme…
— Expliquez-moi donc, Maria, ce que signifient exactement vos paroles.
— C’est bien simple : Tout à coup, je sens que pèse sur moi un lourd fardeau. Je demande à Dieu :
— Que se passe-t-il, Seigneur ?
— Je te confie une âme, Maria. Il faudra prier pour elle, longtemps, longtemps.
Ou bien :
— Il faut prier tout de suite, jusqu’à ce que je te dise : assez !
— Mais Dieu vous la désigne-t-il ?
— Souvent. Pas toujours. Les affaires des autres ne me regardent pas. Ai-je le droit de savoir qu’ils ont besoin de moi ?
— C’est alors que mon labeur commence, poursuivit Maria. Jour, nuit, à tout instant, je lutte dans la prière. J’ai souvent intercédé pour vous, mon cher pasteur.
— C’est Dieu qui vous l’avait demandé ?
– Lui-même. Il m’a dit plusieurs fois : « Il est en grand danger ». Vous pensez si je tremblais. Et soudain « C’est fini. Il est en sécurité maintenant ». D’autres fois, il s’agissait seulement de vous aider, de vous donner un coup de main au cours d’une difficile tâche. Ah ! Vous pouvez compter sur moi. Quand il faut batailler pour vous, je suis là. Souvent, en ces périodes où j’ai combattu à vos côtés, vous êtes venu me voir. J’ai dit en vous voyant franchir la porte : « Je vous attendais ». Vous en étiez heureux, n’est-ce pas ?
— Oui, chère Maria. Et c’est curieux comme vous m’avez toujours dit le mot qu’il fallait.
***
Les souffrances augmentaient. Depuis quelque temps, Maria changeait. Ses traits se tiraient. Ses yeux devenaient hagards. Elle parlait moins. Le silence semblait plus total autour d’elle. Pour la première fois, j’entendis Maria gémir.
— C’est si long ! me dit-elle.
Je ne la consolais jamais. Je parlais d’une rive, elle était sur l’autre. Je me taisais. Auprès de ceux qui sont accablés, le silence est la plus riche des paroles. Elle m’en savait gré.
— Vous sentir là me suffit, avouait-elle. C’est une force.
Je lui apportais quelques douceurs. Elle les acceptait sans cette joie enfantine d’autrefois. Sur ses joues, je vis couler les premières larmes versées sur elle-même, sur son état, sur sa douleur.
— Maria, lui dis-je, vous connaissez le livre de Job ?
— Par cœur, ou presque, me répondit-elle.
— Vous l’avez compris ?
— Comprendre n’est rien, dit-elle.
— Maria, vous n’ignorez pas quelles détresses a connu cet homme. Vous savez dans quel abîme il est descendu. Il a tenu bon. Il a crié. Il a hurlé sa douleur. Il a jeté du fond de son gouffre des gémissements qui sont encore parmi les plus beaux sanglots de l’humanité. Il reste l’image de la plus grande épreuve subie mystérieusement. Cependant, le mystère ici est dévoilé : Job était le lieu d’une incroyable bataille ; l’enjeu d’une partie où terre et ciel s’affrontaient. Il fallait qu’il gagnât pour que Dieu gagne ; qu’il acceptât son destin pour que Dieu fût vainqueur et que Satan reculât et avouât : « Dieu est plus fort que moi dans le cœur de sa créature ».
Maria, chère Maria, je me suis souvent demandé si ce défi n’est pas encore et toujours la meilleure explication de la souffrance. Pourquoi Dieu vous a-t-il demandé cette torture depuis l’enfance ? Pourquoi êtes-vous ainsi déformée, mutilée, brisée ? N’est-ce pas pour que vous releviez le défi, vous aussi ? Au-dessus de ce lit, Dieu et Satan regardent. Les anges attendent. Allez-vous crier : « Assez ! Assez, mon Dieu ! Ou je te renie ». « Assez », ou je ne crois plus en ton amour. « Assez » ou je te maudis et meurs. « Assez ! » Ou je m’écroule dans le néant. Mon Dieu, arrête. Ma capacité à supporter est dépassée. Maria, allez-vous tenir bon ?
Maria, moi aussi je regarde. L’Église regarde. Cette chambre est le lieu d’un gigantesque drame. Elle n’est rien, mais le ciel et la terre s’y heurtent. Dieu et Satan. Les anges et l’église ne veulent pas que vous faiblissez.
— Vous oubliez une chose, me dit-elle.
— Eh ! Quoi ?
— Sa présence. Job la posséda-t-il, lui qui déclara : « Je sais que mon Rédempteur est vivant ». Je l’espère pour lui. Pour moi. Il ne me quitte pas. Je lui demande le matin :
— La journée sera-t-elle mauvaise, Seigneur ?
— Très mauvaise, mon enfant.
— Tout entière ?
— Tout entière. Mais je serai là, Maria. Je ne te laisserai pas. Heure après heure, tu me trouveras à tes côtés.
— Seigneur, sera-ce encore long ?
— Que t’importe ? Ne t’ai-je pas dit que je suis là ?
Puis :
— Oh ! Sa présence. Sa divine présence ! Est-il un bienfait plus grand que Sa présence ? Mon cher pasteur, comptez sur moi : par sa grâce, je tiendrai.
***
— J’ai fait un rêve, me dit un jour Maria, un curieux rêve. J’étais devant une échelle haute, très haute. J’en comptais les barreaux. Il y en avait soixante-quatorze.
Dieu me dit :
— Il faut grimper jusque là-haut.
— Avec mes jambes, Seigneur ?
— Comme tu pourras. L’essentiel est que tu arrives au but.
— Impossible.
— Maria, t’ai-je jamais demandé quelque chose d’impossible ?
— Non ! Seigneur, mais tu sais pourquoi je ne puis pas.
— Essaie.
— Comment, mais comment ?
— Avec ce que tu as de disponible.
Alors, continua Maria, j’empoignai les barreaux avec mes mains et je me hissais à la force des bras. Je gravis ainsi un, deux, trois, puis cinq, puis dix échelons.
— Tu vois, me disait mon Dieu, tu vois, tu y arrives…
Peu à peu, je m’épuisais.
— Signeur, je ne puis plus.
— Mais si, Maria, tu peux encore.
— Encore un.
— Et un autre.
— Seigneur, je lâche.
— Non, tu ne lâcheras pas.
— Un autre.
J’arrivai à soixante-huit (Maria avait soixante-huit ans)
— Cette fois, Seigneur, je suis vraiment au bout.
— Non, encore six.
— Six ?
Maria éclaté en sanglots.
— Seigneur, n’ai-je pas fait tout ce que j’ai pu ?
— Qui te fait un reproche, mon enfant ? Est-ce moi ? Compte. Il y a encore six barreaux.
— Mes bras me lâchent.
— Ils tiendront.
Maria me regarda avec un extraordinaire sourire.
— J’ai touché le soixante-quatorzième.
— Et puis ? demandai-je, les larmes dans les yeux .
— J’ai lâché. Je suis tombée. Deux bras m’ont accueillie. Oh ! Jamais je n’oublierai l’étreinte de ces deux bras. Ils étaient d’une douceur infinie.
— C’est fini, ma fille.
Mon Dieu, que c’était bon, cette voix :
— C’est fini, mon enfant.
… Hélas, non ce n’était pas fini.
— Je ne tiens que le soixante-huitième.
Je me suis éveillée. J’étais sur mon lit, évidemment, où voulez-vous que je sois. L’échelle avait disparu. J’ai dû faire un geste. J’avais renversé mon réveil. Il ne marchait plus. Je n’ai plus su quelle heure il était. Cela m’eût été égal, si ç’avait été fini.
— Compteriez-vous les heures, Maria ?
— Certains jours, je l’avoue, je compte les heures…
***
Cela allait de mal en pis. Certains jours, c’est tout juste si ma vieille amie pouvait me recevoir. Ses yeux chavirés me fixaient. Elle essayait de me sourire sans y parvenir. Elle me faisait signe de la main qu’elle était à bout de force.
— Pouvez-vous écouter un passage de l’Évangile, Maria ?
De sa tête, elle me répondait : non.
— Puis-je prier ?
— Non.
— Vous lâchez prise, Maria ?
— Non.
— Il est là ?
— Oui.
— Encore un échelon…
Sa vaillante nièce qui la soignait avec une patience à toute épreuve me confiait qu’elle divaguait parfois. Elle parlait à Dieu, sans doute, mais ce qu’elle disait n’avait plus cette cohérence admirable et cette lucidité qui étonnaient ses amis.
***
Un jour cependant, je retrouvai Maria tout à fait elle-même. Elle était amaigrie, pâle. Ses deux grands yeux luisaient comme des lampes allumées. Nous parlions presque aussi librement qu’autrefois.
— Avez-vous jamais sondé la beauté de ce texte, Maria : « J’achève de souffrir en mon corps ce qui manque aux souffrances du Christ » ?
— Je ne l’ai jamais très bien compris, dit-elle.
Je dis :
— Christ signifie l’Église. Quand on a saisi cela, on est au clair sur ce passage difficile. L’Église doit souffrir en effet, comme son Maître. Elle doit suivre le chemin de la Croix. Elle doit endurer une somme de douleurs. Or, les membres de l’Église ne sont pas tous frappés également.
— Heureusement ! s’écria-t-elle.
J’ajoutai :
— Pour ceux qui sont peu atteints, il faut bien qu’il y ait des vocations spéciales de souffrance. Elles font la compensation. Ce qui manque de souffrance à l’ensemble, certains chrétiens le portent dans leur chair.
— Vous êtes sûr ? demanda-t-elle ?
— C’est bien ce qu’affirme l’apôtre, dis-je… Maria, j’ai quelque choses à vous dire : J’ai honte de ma santé, devant vous.
— Oh ! Je souhaite que personne ne marche sur le chemin où j’avance, dit-elle.
— Je ne suis pas le seul à faire cette réflexion. Combien de vos amies sortent d’ici déconcertées. Nous nous demandons pourquoi cet acharnement sur vous.
— C’est ma vocation, murmura Maria.
— Précisément, une vocation de souffrance. Maria, ce que nous ne connaissons pas, c’est vous qui l’endurez. Maria, ce qui manque à nos croix, c’est ici que nous le trouvons. Maria, ce que cette paroisse, si heureuse dans ce coin tranquille, ne traverse pas, je le vois dans cette chambre. C’est là, près de vous, que les épreuves, insuffisantes ailleurs, trouvent leur plénitude. Vous achevez notre calvaire. Est-ce que je vous choque ?
— Je l’ai toujours pensé, avoua-t-elle. Je n’ai jamais osé le dire. Un jour, à vous voir avec votre mine, j’ai prié ainsi après votre départ : Seigneur, que ce que je souffre, je le souffre pour lui, pour qu’il n’en supporte rien, pour qu’il sorte indemne de cette vie, et qu’ainsi, il aille, toujours plus vaillant, pour porter ta parole aux âmes. Que ce que je soufre, je le subisse pour que soit épargné quiconque a une mission très haute dans ton Église. Que ce que tu me demandes de porter décharge tes enfants d’un poids d’autant plus lourd que lourde est ma croix…. Et Dieu m’a dit :
— Je t’écoute, mon enfant.
— Mais pourquoi en est-il ainsi ?
Dieu me dit :
— Maria, rien de grand ne s’apprend ailleurs que dans la souffrance.
— C’est vrai !
Alors, je lui dis :
— Je crois que nous sommes d’accord, Maria. J’ai toutefois quelque chose à ajouter.
— Et quoi donc ?
— Merci. Merci pour moi. Merci pour tous ceux que Dieu maintient en santé, pour ceux qu’il épargne, pour ses ministres, pour l’Église. Merci. Merci parce que vous tiendrez bon. Je le sais. Merci de relever le défi diabolique ; de fermer la bouche à l’ennemi. Satan sera confus au jour de la victoire finale. Merci pour tout ce dont vous êtes chargée, et dont l’écrasement nous est épargné. Comprenez-vous ce que vous êtes pour nous ?
Maria pleurait.
J’ai eu le sentiment, ce jour-là, que nous ne pouvions pas monter plus haut.
C’était un jour comme mille autre jours. Il ne se passait rien, absolument rien.
Près de ce lit, pourtant, un des plus grands drame de l’Esprit s’accomplissait. Un être moribond unissait terre et ciel et vivait un miracle d’amour. Maria acceptait de vivre pour les autres, avec un sourire, le plus étrange des mystères qu’il nous soit donné de contempler : la souffrance.
***
Elle lâcha prise au soixante-quatorzième échelon, comme elle l’avait rêvé.
Cela se passa très simplement. Avant qu’elle ne tombât dans un état comateux où, ne s’appartenant plus, elle se mit à crier, j’eus le temps de lui parler de la Résurrection.
Elle m’écouta avec une avidité particulière.
— Notre corps ressuscitera, Maria.
— Un corps spirituel ? murmura-t-telle.
— Certes, un corps spirituel. Je comprends que vous y teniez. Vous ne voudriez pas recommencer ailleurs avec une autre chair… Vous connaissez la promesse : « Ceux qui auront aimé le Christ n’auront plus faim, ni soif. Le soleil ne les frappera plus, ni aucune chaleur. Car Celui qui est au milieu du trône les conduira aux sources des eaux de la Vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux ».
Maria souriait.
— Plus de béquille, murmura-t-elle… Ah ! si vous saviez le bonheur de pouvoir les casser… Oserai-je vous faire un suprême aveu ?
— Bien sûr !
— Je voudrais être comme tout le monde !
Je me tus. Elle poursuivit seule, comme dans une complainte.
— Ne plus souffrir… Ne plus dépendre de personne… Ne plus appeler quelqu’un pour boire une gorgée d’eau… Ne plus pleurer quand se referme la porte de la chambre sur sa solitude… Ne plus dire : ça va ! … quand on voudrait crier de douleur… J’ai demandé à revoir une dernière fois mon appareil. C’était un terrible compagnon de misère, savez-vous ! Quand même, avant de m’en séparer, je lui pardonne tout. Mais il ne me suivra pas…. Et puis …
— Et puis, Maria ?
— Le voir, Lui… qu’est-ce que mon destin éternel ? … Mais vivre pour Lui, sans fin !
Je ne sais plus comment cela se passa. Je ne cherche pas à me le rappeler. À quoi bon ? Ce fut pour elle un si beau jour. Elle dut toucher le dernier barreau, lâcher prise, et deux bras, enfin la reçurent.
***
Je me rappelle son enterrement. Il y avait peu de monde. On l’oubliait dans la ville. Je ne sais plus ce que j’ai dit sur son cercueil. J’étais trop ému pour bien parler. J’aurais voulu crier à tous ceux qui m’écoutaient qu’une âme incomparable s’en était allée. Je voulais le prouver. Les mots venaient mal. Ils s’arrêtaient dans la gorge. On comprit seulement que je l’aimais beaucoup.
Ainsi est partie Maria, si simplement. Longtemps, j’ai voulu revoir la chambre, le lit vide, la fenêtre ouverte sur Poët-Laval et sur Rachas. Longtemps j’ai voulu entendre encore le réveil, que l’on remontait, par habitude sans doute. Longtemps j’ai voulu retrouver cette âme vivante.
J’ai connu l’épreuve, depuis. Je dois à cette humble femme les aperçus les plus hauts sur la souffrance ; la vision de la plus pure communion avec Dieu ; les plus saintes émotions d’un ministère.
Quand je pense à elle, j’en suis encore fortifié. C’est pourquoi j’ai voulu, une dernière fois, retracer cette histoire si douloureuse. Elle est un drame caché et immense qui rompt l’étroite monotonie d’une existence ignorée, quand Dieu l’habite.